La Santa Capelina, fêtée chaque 1er mai à Nice est peut-être la manifestation de rue dans laquelle « l'esprit pantaï » prôné par les initiateurs est le plus explicite. De ce point de vue, il est intéressant de revenir sur les différentes étapes de son invention et sur la manière par laquelle les participants jouent aujourd'hui sur le caractère inventé de cette « tradition ».
Pur produit de l'imagination de quelques individus, la Santa Capelina est célébrée chaque année sur le quai de Rauba Capeu1), ce passage de bord de mer taillé dans la colline du château entre la vieille ville et le quartier du Port et où, comme son nom l'indique, les chapeaux des passants s'envolent par temps de mistral. Si cette fête de rue existe seulement depuis 1997, elle s'est imposée rapidement dans les milieux alternatifs de la ville avec les carnavals indépendants comme un moment emblématique de la résistance à la définition touristique de la ville imposée par la municipalité. Mais elle se présente également comme le lieu d'expression et de réalisation d'une authenticité retrouvée du fait qu'elle se prête particulièrement à la ré-appropriation des espaces publics comme lieux de la dérision et de l'absurde où s'inventent des processions d'un type particulier qui font voler en éclats les stéréotypes de la tradition figée que l'on donne généralement à voir aux touristes.
La Santa Capelina est née de la volonté des habitués des carnavals indépendants de se retrouver à un autre moment de l'année, autour du thème de la mer.
Il s'agissait au départ de se rassembler très symboliquement sur l'esplanade de Rauba Capeu afin de se réapproprier un lieu dont la vue imprenable sur la Baie des Anges a fait un passage obligé des touristes. Deux impératifs ont d'emblée été fixés par les initiateurs de ce nouveau rendez-vous annuel fixé au 1 er mai, jour de la fête du travail, mais aussi, selon les organisateurs, des loisirs ordinaires, de la pêche à la ligne et d'un repas partagé entre amis : les participants devaient être coiffés d'un capeu2) confectionné de leurs mains, histoire de défier la légende attachée à ce lieu ; ils devaient également se procurer des pei3) servant à la préparation rituelle d'une soupe de poisson géante.
Au fil des années, la symbolique de la fête s'est enrichie des apports des participants toujours plus nombreux. En premier lieu , il était alors facile pour ceux, précisément, qui « travaillent du chapeau » — autre traduction possible de la notion de pantaï — de faire l'association entre la date de l'événement — le 1er mai, jour de la fête du travail — et son lieu — Rauba Capeu — pour faire de cette date, en compilant les deux informations, la « fête des travailleurs du chapeau », à savoir, précisément, la fête de ceux qui « pantaïllent ».
Mais le « travail du chapeau » des participants devait également donner lieu à l'invention d'une légende, celle de la Santa Capelina.
Celle-ci raconte qu'une belle femme venait régulièrement se recueillir sur le bord de mer sans que personne ne sache vraiment quels étaient les motifs de ses longues heures d'attente sur l'esplanade panoramique de Rauba Capeu. Était-ce pour scruter l'horizon dans l'espoir d'y voir poindre son époux parti en mer ? Ou bien était-ce pour venir à la rencontre de Dieu sur le rivage ? Un jour, sa capeline s'envola et disparut en contrebas sur les récifs du bord de mer. Elle descendit tant bien que mal pour tenter de la récupérer et au moment où elle était sur le point de l'attraper entre deux rochers, un effroyable coup de tonnerre la foudroya sur place. Là encore personne ne sait vraiment ce qui s'est passé. Mais on raconte aujourd'hui que neuf mois après ce tragique événement apparut sur le rivage une sainte qui ne pouvait être, selon la légende, que la Santa Capelina.
La construction de la Santa commence plusieurs semaines à l’avance. Parce que le pantaï c’est du boulot. La statue doit être suffisamment solide pour la procession lors de laquelle on la chahute, on la fait danser en musique et en chantant. Collectivement, on la construit en se partageant le travail. Proposition pour cette année : qui s’occupe des mains ? Qui fabrique les pieds ? Gros ou petits seins cette année ? Sans oublier les fesses, la tête, le bateau, le gouvernail, la boîte à vœux et la structure de la statue … 9 équipes indépendantes qui se retrouveront avant la procession pour assembler les éléments et créer la Santa de l’année, à chaque fois différente… et identique.
En toute logique, sa célébration prend désormais la forme d'une procession. Chaque année, sa statue est confectionnée en carton-pâte, peinte, habillée, chargée d'ornements et montée sur un support de bois, pour être portée dans les rues de la ville. Les participants les plus actifs fabriquent également, en plus de leur chapeau, des bannières qu'ils brandiront dans le cortège et sur lesquelles sont portées des inscriptions qui pourront paraître ésotériques aux yeux des passants non initiés : « Viva lo pantaï », « Bella mounina », etc.
Le tout est ensuite transporté et exhibé sur l'esplanade de Rauba Capeu où la fête commence, vers 13h00, par une cérémonie des vœux. La légende dit en effet que la sainte a le pouvoir d'exaucer les souhaits des pèlerins. Les participants racontent à ceux qui ne veulent pas le croire, des faits qui seraient « inexplicables autrement », comme lorsque l'OGC Nice, lors de la première procession en 1997, a remporté la coupe de France de football alors que le club, après avoir lutté péniblement pendant tout le championnat, n'avait pas réussi à se maintenir en première division ! Il faut dire que la sainte serait, à en croire les rumeurs, une lointaine parente de Baratelli, l'ancien gardien de but de l'équipe niçoise, ce qui expliquerait son regard attentionné et protecteur pour ce sport populaire.
Après le traditionnel repas de rue autour de la soupe de poisson, le cortège s'ébranle en direction de la vieille ville pour la marche processionnelle. Il suit délibérément le trajet habituel des visites touristiques : il longe le bord de mer par le quai des États-Unis, pénètre dans les ruelles étroites du Vieux Nice sous le regard intrigué des passants et se dirige enfin vers la plage pour la mise à l'eau rituelle de la sainte qui, selon la tradition, est rendue à la mer. Durant tout le parcours, les pèlerins reprennent d'un air joyeux la chanson de la Santa Capelina, fruit, elle aussi, du pantaï de quelques « travailleurs du chapeau ».
Le texte, distribué dans la rue à tous ceux qui souhaitent le reprendre en cœur, est un savant mélange de français et de nissart :
Refrain :
O Santa Santa, o Santa Capelina
Viva lou cu e canta la mounina4)
C'est la reine des sardines
Elle finira pas dans l'huile
Des gobis jusqu'aux mulets
Elle en connaît des milliers
Lo capeu dessus la testa
Amen toi a faire feste
Elle n'a pas peur des requins
C'est qu'à Nice, y'en a plein
Dou mes de mai sies propri la regina
Tu sies ma maire, ma sorre, ma cosina
Des Anges à l'Ile de Beauté
Tous vos souhaits sont exaucés
Se n'aves pa de capeu
Pihla ta biassa e va t'en leu
Elle navigue sur les flots
Il n'y a rien de plus beau
Mena ton gran fraire e ta tantina
Per li baiar lo cuo e la mounina
On remarque l'usage particulier qui est fait du niçois dans le texte de la chanson. Sur un plan structurel, chaque couplet est composé de deux vers en français et deux autres en dialecte. Le vocabulaire, les formes syntaxiques et grammaticales sont assez rudimentaires de manière à ce que le sens reste accessible au plus grand nombre de participants à la fête.
Mais on observe surtout, particulièrement dans le refrain, une permutation des registres de langue lorsque l'on passe du français au niçois. De telle sorte que, et cela fait volontairement partie du jeu, une compréhension des seuls vers en français nous livre une vision partielle du personnage.
Celui-ci se révèle en effet comme étant bien plus haut en couleur lorsqu'on accède à la signification des vers en niçois et aux implicites auxquels ils renvoient, dénotant d'un esprit grivois qui donne une connotation toute différente à l'ensemble du texte.
D'une « sainte » au sens religieux du terme, la Capelina apparaît à ceux qui sont familiers du dialecte local comme une « sainte » au sens populaire et familier du terme, à savoir quelqu'un qui, comme on dit , a été bonne pour les siens.
On comprendra alors que c'est parce qu'elle rendait les meilleurs services sans se formaliser qu'elle a été « béatifiée » et qu'elle est célébrée chaque année le jour de la fête des travailleurs du chapeau.
Ainsi, l'usage du dialecte niçois ne vient pas renforcer de manière emblématique, comme c'est le cas dans les campagnes de sauvegarde ou de relance des traditions locales, une volonté de conservation du patrimoine culturel. Il est au contraire un des éléments qui permet d'introduire du jeu, de la dérision, un savant dosage de mauvais goût et par là-même de marquer ses distances avec les institutions locales.
C'est précisément cette forme de dérision burlesque que l'on attribue généralement aux fêtes carnavalesques qui devient ici, à travers la notion de pantaï, le modus operandi par lequel s'exprime cette redéfinition de l'authenticité de la vie et des traditions locales. Elle est également ce qui rend possible la participation volontaire et enthousiaste des jeunes générations — ce qui n'est pas le cas des traditions relancées par les associations traditionalistes de la ville — et, progressivement, leur implication de plus en plus affirmée dans ces fêtes de rue dites « indépendantes ».
Pour la Santa Capelina comme pour les autres manifestations, c'est le caractère volontairement inventé et « délirant » de ces activités festives — comme le fait d'organiser des championnats du monde à partir de pratiques locales comme le pilo 5), voire totalement dérisoires comme le lancé de pahlasso6) — qui est mis en scène par les participants de manière à bien marquer leurs distances avec les initiatives municipales ou associatives de relance des traditions, souvent soutenues et encouragées par les érudits et ethnologues locaux. Et le fait qu'elles aient été imaginées de toutes pièces n'empêche pas leurs concepteurs de les concevoir et de les définir précisément comme des « traditions » qui contrastent avec l'inauthenticité d'un monde livré à l'empire de la marchandise. En jouant sur le caractère inventé des traditions, ils dénoncent et tournent en dérision à la fois ceux qui militent pour la sauvegarde du folklore local et ceux qui visent à relancer et à mettre en scène des traditions pour construire une « localité » touristique mondialisée.